Le 14 octobre 1960 fut rendue publique la Déclaration des Cardinaux et Archevêques de France. Le vendredi 4 novembre, je partais pour Paris où devait se tenir pendant le week-end une réunion de quelques pères dominicains et prêtres de la Mission de France sur les problèmes de la guerre d'Algérie. J'y fis une communication qui fut enregistrée et dont j'ai retrouvé le texte dans les archives du couvent Saint Jacques (Bibliothèque du Saulchoir). J'y précisais que la partie de la déclaration des Cardinaux et Archevêques concernant l'Algérie était de la plume de Monseigneur Duval, sous la pression de l'abbé Scotto. En effet, lors de la retraite ecclésiastique du mois de septembre, à Kouba, l'archevêque avait défini si clairement sa position que l'un de ses prêtres lui avait demandé de la faire connaître publiquement. "Mais cela fait six ans que je dis cela" répondit-il, refusant d'en dire plus. Quelques jours après, je l'invitai à venir au couvent où je lui demandai : "Monseigneur, voulez-vous nous répéter ce que vous avez dit à la retraite ecclésiastique?" - "Je ne m'en souviens plus très bien". Comme j'insistais, il eut l'air gêné, puis s'exécuta en nous disant: "N'en parlez pas". La veille de son départ pour l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, l'abbé Scotto était allé le voir en sa résidence de Notre-Dame d'Afrique et lui avait demandé de s'exprimer publiquement dans les mêmes termes qu'à Kouba. Il n'avait pas parlé à l'abbé Scotto depuis près d'un an. Il lui répondit: "C'est la Providence qui vous envoie. Voilà trois nuits que je ne dors pas, ne sachant pas si je dois parler ou laisser parler mes collègues." À Paris, il s'est donc exprimé, sous la couverture de ses confrères dans la hiérarchie, mais le texte est de lui. Ces petits faits vrais nous révèlent son débat intérieur et sa soumission aux exigences évangéliques.
Que disait-il donc, après tant d'atermoiements et d’hésitations dans le rappel des exigences chrétiennes? On s'attendrait à une déclaration fracassante, et libératrice pour les consciences, et d'une exigence évangélique absolue: "Que votre oui soit oui, que votre non soit non" (Mat.5, 37). Mais l'évangile ne dit-il pas aussi "Que celui qui a des oreilles pour entendre entende" (Mat.13, 9), autrement dit, comprenne qui pourra, comprenne qui voudra. C'est une manière de se donner bonne conscience sans aller jusqu'au bout de son devoir d'être compris. Dans l'horreur de cette guerre - de toutes les guerres - mais de celle-là en particulier - il aurait fallu parler sans timidité. On voit ce qu'il en a été. Certes, près d’un demi-siècle après les événements, avec le recul du temps et le développement des situations, il est plus facile de dire , “il fallait", "on aurait dû", "on devait". Mais qui dans l'Eglise tire aujourd’hui vraiment la leçon? L'histoire de l'Eglise est faite de ces grandes affirmations de principes et de devoirs ... après coup.
"Pour répondre à ces perplexités, on ne saurait recourir à l'insoumission militaire et à des actions subversives: ce serait se soustraire aux devoirs que créent la solidarité nationale et l'amour de la patrie, semer l'anarchie, enfreindre la présomption de droit dont jouissent dans les cas incertains les décisions de l'autorité légitime."
et
"Aucune instance supérieure n'est habilitée à commander un acte immoral: il n'existe aucun droit, aucune obligation, aucune permission d'accomplir un acte en soi immoral, même si le refus d'agir entraîne les pires dommages".
Relisons donc ce fameux texte qui fut si difficile à rédiger, qui posa tant de problèmes à la hiérarchie catholique française, qui vint après cent trente ans de colonisation assumée et six ans de guerre, et qui ne fit rien bouger :
" Le statut futur de l'Algérie doit être consacré par l'adhésion libre de la population. Mais il est des exigences qui ressortissent à la justice et qui ne dépendent pas du libre choix des hommes; elles devront être respectées en tout état de cause; les rappeler apparaît nécessaire.
[1] La population de l'Algérie est faite de la cohabitation de plusieurs communautés; cette cohabitation, inscrite dans le passé, est pour l'Algérie une condition de prospérité, pour l'avenir. Les droits des communautés composant la population de l'Algérie ne sont pas opposés entre eux, mais solidaires les uns des autres. Sont donc à exclure toutes les solutions qui briseraient ou compromettraient cette cohabitation, et toutes mesures doivent être prises pour que, en toute hypothèse, les droits et la dignité de tous soient respectés sans aucune distinction.
[2] L'Algérie est un lieu de rencontres de diverses cultures et civilisations; promouvoir activement l'harmonie de toutes ces valeurs est un élément important de la paix: ainsi se trouvera assuré le plein épanouissement des personnes humaines dans le respect de leur originalité et de leur liberté, en même temps que sera procurée efficacement la prospérité matérielle du pays.
[3] Au-dessus de toutes les susceptibilités réciproques, il est indispensable d'assurer en Algérie, pour le bien des hommes qui l'habitent, pour la prospérité du pays et pour la paix de la communauté internationale, cette "collaboration constructive" que Pie XII souhaitait ardemment voir régner entre l'Europe et l'ensemble du continent africain (21 avril 1957).
En conclusion, nous désirons instamment qu'une solution de sagesse, digne de la France et du noble exemple de désintéressement qu'elle vient de donner au monde à l'égard des jeunes nations africaines, apporte le plus rapidement possible à l'Algérie une paix équitable, respectant toutes les aspirations légitimes, les droits, les intérêts, les traditions des diverses communautés pour que, toutes ensemble, elles travaillent à la prospérité de l'Algérie enfin pacifiée.
Peu avant cette déclaration, le 6 septembre 1960, et l'ayant sans aucun doute provoquée, avait été signée par 121 écrivains, artistes, universitaires, une "Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie"* qui disait très explicitement :
" Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu'il est désormais impossible de présenter comme des faits-divers de l'aventure individuelle; considérant qu'eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d'intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l'équivoque des mots et des valeurs, déclarent:
- Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
- Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
- La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres."
Deux consciences, deux mentalités, deux styles, deux courages, deux efficacités. Mais on ne peut être une institution sans que cela implique inévitablement une prise de position de groupe et non seulement de renvoi à la liberté personnelle. Ce n'est là qu'un point particulier d'application de la transformation de la foi en religion. Toute l'histoire de l'Eglise la crie à qui veut bien l'entendre. Mais "il n'y a pire sourd..." et je m'étonne encore naïvement d'avoir pu recevoir sans broncher l'enseignement d'une histoire de l'Eglise ancienne et contemporaine aussi auto-justificateur que celui qui nous était dispensé au cours de nos études.
"J'admets la légitimité de certains actes de civisme illégal (j'adopte cette catégorie et ce vocabulaire). Même, dans les conditions que j'ai dites, celle de l'objection totale. Faisant cela, je suis cependant sensible à l'extrême gravité de tels actes surtout émanant de guides intellectuels et moraux; surtout posés dans un moment de véritable - et combien inquiétante - déliquescence de la conscience."
De son côté, le philosophe Paul Ricœur répondait en substance: "nous ne pouvons condamner l'insoumission; nous ne pouvons conseiller l'insoumission". Quel aveu, et quel désengagement.
Parallèlement à ces problèmes qui occupaient le premier plan de la conscience individuelle et collective en ces années 1958-1962, un événement d'une tout autre nature nous occupait et mobilisait nos énergies: l'annonce, la préparation, puis le début de réalisation du Concile Vatican II qui suscitèrent tant d'espérance.
Déjà, en ce qui me concerne, les premières évolutions liturgiques des dernières années du règne de Pie XII, comme la réforme de la semaine sainte, l'autorisation des messes du soir, la timide entrée de la langue vernaculaire dans certains éléments du rituel, m'avaient fait dire qu'en dix ans, l'Eglise avait commencé de remonter une pente qu'elle descendait depuis dix siècles. Combien plus l'annonce du Concile le 25 janvier 1959 par Jean XXIII fit-elle lever les espoirs les plus échevelés : un mai 1968 dans l'Eglise avant 1968! Même si, après Vatican II, rien ne devait plus être comme avant, quelle retombée, quelle déception concernant l'essentiel.
Au couvent comme dans le diocèse, je pris un peu la tête du mouvement, en me spécialisant, si je puis dire, dans l'enthousiasme préconciliaire, en essayant de participer à la préparation des schémas proposés aux évêques. Monseigneur Gaston Marie Jacquier*, évêque auxiliaire d'Alger, tertiaire dominicain, me communiquait sub secreto les textes qu'il recevait, pour avis. Je multipliais articles, causeries, réunions. À la messe dominicale radiodiffusée, dès l'ouverture du Concile, j'obtins une prolongation d'émission de dix minutes pour donner, sous forme de flash, des nouvelles du Concile.
On pouvait sentir aux réactions suscitées d'incrédulité, d'indifférence ou de scepticisme, que les hiérarchies intermédiaires suivraient difficilement l'impulsion donnée par Jean XXIII. Les clivages sont sensiblement les mêmes en religion qu'en politique: le traditionalisme et le colonialisme sont proches parents. Plus qu'une question de foi, c'est une affaire d'attitude générale, de prédisposition intellectuelle et affective. Il est assez troublant de réaliser ainsi combien chacun est peu libre de ses jugements. On réagit selon son tempérament, alors même qu'on croit bâtir les raisonnements intellectuels les plus rigoureux pour défendre telle ou telle position. Il y a des familles d'esprit, des idiosyncrasies déterminant les positions politiques, philosophiques, religieuses, qui ne sont rien moins que rationnelles. Cette remarque doit nous rendre plus modestes et moins intransigeants, sans pour autant nous rendre sceptiques ou indifférents. Et quoi qu'en aient eu certains de nos professeurs de philosophie, toutes les positions ne sont pas acceptables pourvu qu'on sache les argumenter correctement!
Juillet 1962 - Décembre 1965
De l'illusion à la désillusion :
l'épreuve de la médiocrité et des pesanteurs
en Algérie, dans l'Eglise
et dans l'Eglise en Algérie.
Après les accords d'Evian du 19 mars 1962, après le drame de l'O.A.S. et de l'exode des Européens en avril-juin 1962, après l'euphorie des premiers jours de l'indépendance (je parle bien sûr pour ceux - rares - qui sont volontairement restés en Algérie et pour ceux qui y sont venus ou revenus alors), il fallut s'installer dans une société où nous n'avions plus de références idéologiques ni d'appuis sociologiques. Et nous avons mis un certain temps, si je puis dire, à ne pas trouver l'équilibre d'une véritable algérianisation. L'avenir devait montrer, et montre encore plus de quarante ans après, qu'il n'était pas véritablement possible de devenir algérien si on ne l'était pas sociologiquement de langue, de moeurs et de religion. Pour la cinquantaine de prêtres et de religieuses et les quelques très rares laïcs qui demandèrent et obtinrent la nationalité algérienne * (double nationalité prévue par les Accords d'Evian), l'intégration ne se fera pas vraiment. Malgré tout, les membres du clergé qui firent cette démarche y croyaient, ou plus exactement faisaient tout pour y croire, et se mirent au service de l'Algérie algérienne nouvelle. Il n'était donc pas question de critiquer le nouveau régime; il fallait laisser au temps de faire son office et aux hommes de mûrir.
Au mois de mai 1963, nous avons quitté le couvent du Chemin Laperlier, gouffre financier : nous aurions dû rembourser sur nos emprunts 5.400.000 NF en 1962 et nous ne disposions que de 1.600.000 NF. Nos 20 cellules pour 6 religieux étaient de trop, avec toutes les dépendances, parloirs, et salles de conférences, notre « clientèle » chrétienne ayant fondu comme neige au soleil. Malgré la location de 15 chambres à des étudiants algériens plutôt désargentés, nous ne pouvions plus faire face. Nous avons donc décidé de nous installer plus modestement. Après bien des recherches, aussi bien au cossu Télemly qu’à la basse et populeuse Casbah, nous avons opté pour un assez vaste appartement (12 pièces) au 92 rue Didouche Mourad, laissé vide par une Compagnie d’Assurances « La Flandre » pour lequel, au mois de mars, j’avais obtenu une option prioritaire de location le jour même où l’Ambassade d’Allemagne Fédérale nous donnait enfin un accord de principe pour la location du couvent (à l’exception de l’Eglise qui restera paroisse encore un an) pour la somme de 3.000.000 NF par an (soit environ 530.000 €) que nous verserons à la Banque de Paris et des Pays-Bas, épongeant ainsi nos dettes qui couraient depuis la construction du couvent en 1956 (46.000.000 NF). La location de l’appartement fut d’autant plus aisément réglée que je connaissais bien le fils de l’Assureur, qui lui-même connaissait bien mon père! Le loyer fut ramené de 1.000 NF à 800 NF par mois, valeur 1963 (soit environ 700 €). C’était un tournant important que nous prenions, après avoir mûrement réfléchi et qui allait décider de notre avenir algérois, algérien et ecclésial.
Le 3 juin 1963 mourait le Pape Jean XXIII.
Dans l'Eglise, il y avait encore fort à faire. Le Concile avait juste commencé. La réforme liturgique, prétendument pierre de touche de l'esprit de rénovation, se mettait en place. Difficilement en fait, car l'Archevêché, par exemple, n'empêcha pas l'organisateur de la messe radiodiffusée, Joseph Schmitz-Epper, de la faire chanter en grégorien le premier dimanche de carême 1964, jour officiel de l'entrée en vigueur de la réforme liturgique, "puisque ce n'était pas interdit". Détail sans doute, mais combien significatif.
« À quinze heures, à l’Archevêché, vœux du clergé à Nos Seigneurs les Evêques. Le pied est nettement sur le frein et pas du tout sur l’accélérateur. ‘Ne pas croire que l’aggiornamento signifie la modification de ce qui s’est toujours fait et qui est très bien ‘, tel est le sens du discours de Monseigneur Duval ».
Tout au long de l'année 1963, nous avions multiplié les contacts pour lancer une nouvelle revue qui prendrait la suite des Cahiers Religieux d'Afrique du Nord, revue qui avait cessé de paraître début 1961, après que nous avions reçu nombre de désabonnements et que nos lecteurs s’étaient par trop raréfiés. La recension enthousiaste que j'y avais faite du livre de Jules Roy, La Guerre d'Algérie, n'y était pas étrangère. L'Eglise en Algérie manquait de lieu d'expression. Après avoir consulté Jésuites, Pères Blancs, clergé local, religieuses, laïcs (surtout de la Paroisse Universitaire et de l'Association d'Etudes - groupement de jeunes libéraux animé par des Jésuites), nous avons lancé en janvier 1964 le n° 0 d'une revue intitulée Aujourd'hui qui rassemblait les signatures des chrétiens les plus engagés alors dans le double combat de l'aggiornamento conciliaire et de l'algérianisation de l'Eglise. Mais, dès le n° 1, daté de Pâques 1964, nous eûmes bien des difficultés à obtenir l'imprimatur, encore nécessaire, pour un article sur la « Pauvreté dans l'Eglise », parce que le Père Caboche, citant le Père Congar, y dénonçait l'invasion du juridisme. D'autres réticences, venant de l’évêché, concernant l'opportunité d'une déclaration conciliaire sur l'Islam, nous obligeront à modifier le texte rédigé par un groupe d'universitaires dans le cadre de la préparation du texte conciliaire sur L'Eglise et le monde. Je ne prétends certes pas qu'un texte, quel qu'il soit, élaboré par un groupe de fidèles, puisse se présenter comme traduisant la pensée de l'Eglise et les rédacteurs de la Revue ne se prenaient pas pour le Concile, mais ils récusaient, et moi avec eux, le principe même de l'imprimatur, symbole de l'autoritarisme clérical. En janvier 1965, un article d'André Mandouze*, rédigé pour le N° 5 de la revue n'aura pas ledit imprimatur. Le 18 janvier, je notais dans la Chronique conventuelle: "auteur et censeur semblent irréductibles", et le 24 janvier: "A midi, grand repas chez Mgr. Duval, avec Mgr. Jacquier, le P. Biot, le P. Le Baut, le chanoine Scotto, l'abbé Bonamour, M. André Mandouze et Melle Duval, nièce de l'Archevêque. L'affaire de l'imprimatur ne s'arrange pas." Le lendemain, 25 janvier, annonce officielle était faite de la promotion de Monseigneur Duval au cardinalat. L'article ne parut pas.
"Si vous autorisez la liturgie en langue du pays, demain les prêtres célébreront la messe en bras de chemise et après-demain ils se marieront!"
Monseigneur Duval opinait, et il n'avait pas tort, mais cette prédiction impliquait-elle la condamnation que ces Excellences et Révérendes Mères y voyaient? La question peut encore être posée.
Voici un autre exemple de lourdeur et de lenteur dans l'évolution de l'Eglise, à l'heure du Concile, de l'ouverture aux religions non - chrétiennes, du respect des consciences: depuis des mois, j'essayais d'obtenir l'autorisation de célébrer le mariage d'une Catholique et d'un Musulman dans le respect des convictions de l'un et de l'autre. Dans la Chronique conventuelle, on peut lire à la date du 29 avril 1965 :
"Nous célébrons dans notre oratoire le mariage de Melle S. avec un algérien musulman, ayant obtenu la dispense de disparité de culte, sans aucun engagement de la part du conjoint non - chrétien. C'est le troisième cas seulement dans le diocèse. Fruit du Concile! mais il a fallu cinq mois de démarches et d'insistance du P. Le Baut pour y parvenir.
Ce que la Chronique ne dit pas, c'est que j'avais fait savoir à Monseigneur Jacquier, lors d'une ultime négociation, que cette demoiselle était enceinte. Quarante ans après, les trois filles nées de ce mariage sont chrétiennes, par décision personnelle, la mère toujours militante et le père toujours musulman.
En septembre 1964, le Père Chavanes avait hésité à accepter un poste dans un C.E.G. (collège d'enseignement général) dans la région de Médéa, d'Orléansville ou de Tizi-Ouzou, de toute façon dans le bled, donc loin d'Alger. Son absence aurait ruiné, nous semblait-il, le peu de vie conventuelle qui demeurait dans notre communauté, et, sur notre avis et avec l'accord du Père Provincial, il avait fini par refuser la proposition qui lui était faite. Il se décidera cependant à quitter provisoirement l'Algérie pour aller se former à Eveux, près de Lyon, pour suivre à l'IRFED (institut fondé par le Père Lebret, dans la mouvance d'Economie et Humanisme) des cours qui le qualifieraient en "sciences économiques et techniques de développement".
Durant toute l'année 1964, nous avions essayé une insertion nouvelle en milieu algérien, en acceptant l'idée de diriger une Librairie - Centre de documentation, que Georges Hourdin et le Père Boisselot, des éditions du CERF, voulaient ouvrir à Alger sous le patronage de la revue Croissance des Jeunes Nations. Le local devait en être situé tout en haut de la rue Charras, à deux pas des Facultés, mais aussi à deux pas du local des étudiants tenu par les Pères Jésuites. Hélas! Le jeudi 14 mai 1964, je notais dans la Chronique conventuelle :
"Offensive jésuite de grand style au sujet du Centre Croissance que nous projetions d'ouvrir. Il faut bien dire projetions, car l'affaire semble bien compromise. Le Père Coignet s.j., aumônier du C.C.U. (Centre catholique universitaire) semble réaliser tout à coup que ce sont des Dominicains qui songent à avoir ainsi pignon sur rue en milieu étudiant, et il dit craindre le pire pour lui et pour nous : à savoir les réactions du Gouvernement algérien. Il alerte ses supérieurs et écrit à Hourdin. Visite du Père Noir et du Père de Fenoyl. Les Pères Le Baut et Chavanes les reçoivent très affablement. Il est sage, leur semble-t-il, de ne rien faire avant octobre prochain. D'ici-là, on y verra peut-être plus clair."
Je notais, dans la Chronique conventuelle du 10 janvier 1965 :
"La communauté passe un dimanche tranquille, silencieux, plus ou moins studieux, sans occupations pastorales, comme c'est le cas bien souvent et comme ce le sera de plus en plus sans doute. Certains prennent ça allègrement et lisent dans un fauteuil, d'autres donnent des signes manifestes d'ennui."*
Cet ennui sera salutaire dans la mesure où il nous fera réfléchir à la signification de notre présence sacerdotale et religieuse dans une société qui n'attendait rien de ce que nous aurions voulu lui apporter, au nom d'une Eglise qui n'était pas encore déshabillée de sa patrie terrestre et qui n'était pas à la veille de l'être.
Le 23 août 1965, le Père Chavanes, qui avait obtenu par ailleurs la nationalité algérienne, reçut l'assurance que son diplôme de l'IRFED avait l'équivalence du titre d'Ingénieur des travaux agricoles, et qu'à ce titre, il aurait un poste au ministère de l'Agriculture (au service des études et statistiques). Il y prit ses fonctions le 7 septembre. Il restera vingt ans, jusqu'à sa retraite.
La Chronique conventuelle et le résumé qu'en fait une note transmise le 29 septembre au Bulletin de la Province de France Ut sint unum, montre bien comment nous cherchions à tâtons à nous situer dans le monde algérien tout en demeurant liés au diocèse d'Alger par un ministère traditionnel de prédication, de conférences et d'aumôneries. Notre appartement / couvent du 92 de la rue Didouche Mourad (ex rue Michelet, en plein centre bourgeois d'Alger, où nous avions emménagé en juin 1963) devint un lieu de passage très fréquenté, non seulement par les coopérants, mais aussi par les frères dominicains qui faisaient, surtout l'été, du tourisme apostolique, ou qui venaient goûter à la "révolution d'autrui" Nous plaisantions à l'époque en déclinant les dix commandements du coopérant, en particulier : "Tu ne convoiteras pas la révolution d'autrui".
Janvier 1966 - Septembre 1968
L'émiettement, ou :
comment sortir de l'impasse institutionnelle.
Nous voici donc engagés sur un chemin dont nous ne savions pas où il nous mènerait. Nous naviguions à vue, tâchant d'être fidèles aux sollicitations de la communauté chrétienne dont nous étions, et de la communauté algérienne dont nous aurions voulu être. À l’égard des deux cependant nous étions souvent critiques, - davantage d'ailleurs à l'égard de la première que de la seconde.
Plus intéressante fut la rédaction du "statut des ministres des cultes": du statut du muezzin à celui de l'Imam prédicateur, jusqu’au statut des ministres des cultes chrétiens (catholiques et protestants) que je rédigeai entièrement. Ce statut prévoyait que seraient rémunérés au même titre que les Imams les Prêtres de nationalité algérienne chargés d'une paroisse (675 dinars par mois, soit environ 3.000 francs français d’alors). Il y en eut une dizaine en tout, ce qui me valut, a posteriori, lorsque je quittai le Ministère des Habous, d'avoir un certificat de travail pour la période allant de janvier 1966 à septembre 1968 à titre de "ministre du culte". Je dus également rédiger, pour que le Ministre la présente en Conseil des ministres une "Défense et illustration" des Instituts islamiques (les correspondants de nos petits séminaires).
Comment croire en la révolution algérienne démocratique et populaire, et comment croire en l'aggiornamento de l'Eglise?
Il en allait de même, et dans le même temps, de l'enlisement du Concile Vatican II. Pendant le Concile lui-même, les propos lénifiants et sédatifs de notre épiscopat produisaient l'effet contraire: ils nous énervaient et nous excitaient, mais ils nous incitaient à parler plus et plus fort. Je ne relis pas sans émotion, mais aussi avec amertume, les lignes que j'écrivais en 1966-1967, années où je fis près d'une centaine de conférences sur les textes conciliaires. Que d'espoirs trompés par une institution qui mettra peut-être des siècles à assumer l'esprit de Vatican II et qui ne le fera sans doute que lorsqu'il sera trop tard.
Partagé entre la révolte et la lassitude, mais tenant des propos que je croyais fidèles à l'esprit du Concile, ne voilà-t-il pas que je me faisais accuser d'être "trop protestant" par le Pasteur de l'Eglise Réformée où je participais à un groupe de réflexion! Il est vrai que les positions conciliaires de l'Eglise catholique pouvaient mettre mal à l'aise certains protestants, car bien des revendications de Luther nous semblaient désormais sans objet ayant apparemment été prises en compte par Rome. Ils n'eurent pas longtemps à attendre pour être rassurés: ils avaient et auraient encore longtemps de bonnes raisons de n'être pas catholiques romains. Fondamentalement, le Concile n'avait rien changé à la structure autoritaire de l'Eglise. Un signe de l'enlisement prévisible du Concile fut pour moi qui le connaissais bien, la nomination du Cardinal Duval à la commission de réforme du Code de droit canonique: qu'attendre du juridisme strict d'un tel réformateur?
Ainsi, les années 1966-1968 étaient lourdes d'espoirs déçus. Après la reconversion opérée lors du transfert de notre lourd et prétentieux couvent du chemin Laperlier dans l'appartement plus discret, encore que bien vaste et bourgeois, de la rue Didouche Mourad, il y avait eu l'insertion professionnelle profane de ceux qui le pouvaient. L'arabisation allait venir avec l'arrivée de frères plus jeunes, comme les pères Jean-Marie Mérigoux et Pierre Claverie, dont j’obtins l’assignation à Alger de haute lutte au Chapitre Provincial. Ils allaient tous deux apprendre longuement et courageusement l'arabe classique sous la houlette de Sœurs libanaises qui apportaient à l’Eglise algérienne leur culture et leur ouverture au monde musulman. De ce fait, ils ne s'intégrèrent pas immédiatement à notre communauté, mais lui donnèrent un alibi : collectivement, nous n'étions plus totalement étrangers à l'algérianité linguistique qui devenait la loi.
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